Cuisines et dépendance

Si il y a plaisir à partager cet espace avec Tad Spurgeon et qu’il pourra m’arriver de parler cuisines de peinture, cela ne signifie ni que j’aie prétention à concurrencer sa grande expertise sur le sujet, ni que les cuisines procèdent d’un élément trop essentiel de mes vues.

Il me semble en effet que si le choix du matériau traduit une affinité singulière pour qui l’emploie, il n’existe pas de matériau "noble". Avec un crayon et un bout de papier le monde s’offre à notre exploration tout autant qu’avec un attirail sophistiqué. Il me semble important de ne pas l’oublier dans la mesure où les pratiques du dessin et de la peinture s’inscrivent comme beaucoup d’autres dans le bain général d’incitation à la consommation massive que nous adresse quotidiennement la société marchande.

Craie, carbonate de calcium

La craie (PB18) sous toutes ses formes est un agent additif matant la couleur, permettant d’effectuer de nombreuses superpositions quel que soit le liant utilisé. Cela se paie par un effet de réduction du pouvoir couvrant de la peinture mais n’altère pas la coloration proprement dite. C’est ce qui sans doute explique la luminosité des craies décor et autres pastels. C’est aussi un pigment blanc utilisé pour certains badigeons et dans de nombreuses préparations pour bâtiment en raison de son coût bien moindre que tout autre pigment ou adjuvant.

Pour l’acrylique

Ma première utilisation du blanc de Meudon visait à rendre mate l’acrylique bon marché, en utilisant une recette mélangeant l’équivalent en volume de celui-ci et de liant acrylique lui aussi de premier prix. Cette solution était apparue pertinente après de nombreux essais d’additifs tous prêts vendus à cette fin, mais d’un effet matant très relatif à l’arrivée. Mélangeant cette préparation à 50/50% avec de la couleur acrylique bas de gamme, l’on obtient une bonne soupe pour barbouiller et qu’on gagne à stocker dans les merveilleux pots à conservation culinaire Tatay, où elle ne bouge pas.

Plus généralement la question des conteneurs qui vont vous permettre de conserver votre peinture n’est en rien secondaire. Et il n’en existe aucun qui se révélerait idéal. Les éléments de choix déterminants restant l’étanchéité et la limitation du volume d’air résiduel qu’ils proposent, on gagnera toujours à les choisir avec soin jusqu’à obtenir un résultat satisfaisant en les comptabilisant comme une dépense à part entière du budget associé à la fabrication de peinture.

Aparté sur l’acrylique

Cette peinture reste, malgré ses innombrables inconvénients (celui d’être très polluant à de nombreux égards [1]) un bon point de départ. Mais j’ai constaté que pour bonne part, les recettes pour fabriquer soi-même ses couleurs à partir de pigments qu’on trouve sur Internet, présentent des défauts. Ainsi peut-on lire ci ou là le conseil de mouiller le pigment à l’eau avant d’ajouter du liant. Un très mauvais conseil car le liant acrylique est en lui-même une émulsion, qu’il contient déjà de l’eau, et que comme celle-ci est présente en proportion calculée pour garantir ses pouvoirs d’agrégation et sa conservation optimale, l’ajout d’eau ne peut qu’altérer le-dit liant et précariser l’équilibre pigment-liant, conduisant souvent à la décantation de l’eau superflue et, contrairement aux idées reçues, favoriser le séchage plutôt que le ralentir.

L’eau n’est pas seulement un diluant mais aussi un solvant des résines vinylique [2] et acrylique lorsqu’elles sont en suspension.

Si ce que vous souhaitez est fabriquer des couleurs par vous-même, s’il vous plaît, commencez par préparer vos couleurs en petite quantité pour éviter trop de gâchis, mais ne mouillez pas le pigment. Car le mélange liant-pigment gagne toujours à rester stable et il se détermine par la seule proportion stricte pigment-liant pour qui veuille avancer. Certes des pigments comme l’oxyde jaune sont très absorbants et il est tentant de les mouiller.
Mais ne le faites pas. Cela vous évitera de produire une soupe en lieu et place de peinture.

Certains pigments nécessitent beaucoup de liant au point de ne conduire qu’à des peintures transparentes et peu couvrantes ? Faites avec. À quoi vous servira-t-il d’obtenir une préparation opaque si le résultat doit se révéler pulvérulent et/ou cassant à l’arrivée ?

Liant acrylique et blanc de Meudon

Si je parle ici de blanc de Meudon et non de craie c’est que la pureté de la craie blanche la conduise souvent à présenter un caractère absorbant bien plus marque que le blanc de Meudon pour bâtiment. Les seuls inconvénients de ce dernier sont généralement un aspect plus gris (mais qui n’a aucun pouvoir teintant en réalité) et de parfois nécessiter un passage au tamis avant la mise en œuvre, pour éviter qu’il produise des grumeaux.

Une des particularités des mélanges du liant acrylique au blanc de Meudon, c’est qu’il n’y ait pas besoin d’un mélange moitié-moitié pour qu’il prenne la consistance apparente d’une peinture. La proportion additionnelle de liant complétant le mélange jusqu’à 50% est ici ajoutée afin de garantir l’obtention d’un film souple. Sans celle-ci, la peinture obtenue sera rigide et cassante, compromettant la souplesse requise d’un feuil d’acrylique au sein de votre travail.

Notez qu’au moyen de cette recette je n’aie jamais constaté la moindre tendance des superpositions à finir par briller à force d’ajouter des couches de peinture les unes sur les autres.

Blanc de Meudon et Huile

Il fallait bien y venir ! Ce mélange de l’huile de lin au blanc de Meudon est ce qui m’ait fait croiser pour la première fois le travail de Tad Spurgeon. Je vais souvent me promener sur le site Internet "Color of Art Pigment Database". Les lectures et descriptions qu’on y trouve sont souvent instructives, au-delà du simple intérêt à voir documenté tel ou tel matériau avec précision et fiabilité bien entendu (!).

Sa vision des techniques de peinture à l’huile crue associée à l’utilisation de "putty", en l’occurrence de mastics à base essentiellement minérale ouvre à nombre de possibilités. Il faut en prendre connaissance. Je n’ai pas envie de le paraphraser d’autant plus qu’une personne ait traduit bénévolement en français le document "Raffiner l’Huile de Lin" qui propose une excellente introduction au sujet pour qui ne lise pas l’anglais.

Utiliser du Blanc de Meudon pour peindre à l’huile crue est une option qui va m’occuper je crois pendant des années. Ce, pour pour plusieurs raisons :

 dans l’huile les pouvoirs couvrant et colorant du PW18 sont encore moins marqués
 pas nécessairement trop siccatif en lui-même, le PW18 favorise la siccativation du feuil de peinture à l’huile de part ses capacité stabilisant le rapport acide-base du liant et en améliorant la circulation de l’oxygène entre feuils.
 se comportant avec l’huile de lin comme le sable avec le ciment, son introduction peut permettre d’améliorer la solidité même du feuil de peinture
 y recourir peut permettre de s’émanciper des techniques de peinture à l’huile recourant aux solvants et aux résines [3].

Bien sûr il s’agit ici de principes voire de simples idées qu’il faille mettre à l’épreuve et de sa barbouille et du temps. Mais déjà ne plus respirer ni de térébenthine ni d’essence de pétrole ou autre ouvre des perspectives.

Tout ensuite procédera de choix d’orientation de la peinture en elle-même suivant qu’on la préfère en matière, en touches opaques ou transparences successives et en définitive, le résultat ne pourra échapper à l’épreuve du temps d’une manière ou d’une autre. Mais il est une comparaison permise d’évaluer la prétendue inertie des liants en dispersion et qui diffusent sournoisement des polluants dans la durée et la capricieuse peinture à l’huile dont le comportement dépend de nombreux facteurs (pigment(s), supports utilisés, conditions hydrométriques, ensoleillement, etc.) et peut, c’est vrai occasionner des surprises.

Tout est affaire de choix entre le jardin empoisonné et la jungle de la vie !

Mais surtout, encore une fois, tout est affaire de sensation. Et l’odeur de l’huile de lin n’est pas seulement un parfum pour qui aime ce matériau, mais plutôt une part de plaisir offerte par son utilisation, introduisant et rappelant la dimension multi-sensorielle de la pratique de la peinture, et qui n’est ni, comme des théoriciens perchés cherchent à l’imposer, un art strictement visuel, ni encore moins une pure production de l’esprit.

vendredi 10 mai 2024, par Philippe Masson


Voir en ligne : N’oubliez pas de visiter l’archive du site original de Tad Spurgeon


[1Pierre Alechinsky avait coutume de déclarer que la modernité justifie d’abandonner la peinture à l’huile et ses complexités pour adopter l’acrylique à la place et que si l’on aimait l’odeur de l’huile de lin on pouvait toujours en conserver dans un flacon pour en pulvériser à l’occasion et en apprécier le parfum. Savait-il à cette époque que l’acrylique émettait des composés organiques volatiles y compris une fois sèche ?

[2Le liant Caparol est une bonne entrée pour qui souhaite démarrer la fabrication de peinture. Quoiqu’il jaunisse un peu dans le temps, le phénomène reste très limité et la conservation du travail est excellente.

[3En un sens il y aurait quelque chose d’écologique à vouloir limiter ses usages de matériaux émettant des composés organiques volatiles

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