Les pigments
Après une quarantaine d’années à manipuler des pigments, ce matériau me fascine toujours autant. Les pigments sont la partie colorante de la peinture et se présentent sous forme de poudres auxquelles on ajoute un liant, qui va leur permettre de perdre l’habitude de s’envoler pour devenir de la peinture.
Pas loin de Saint-Germain-des-Prés à Paris dans les années 80, dans une petite rue, existait un marchand de couleur qui en vendait au kilo, aussi bien aux barbouilleurs prétentieux dans mon genre qu’aux peintres en bâtiment. On y trouvait encore des couleurs toxiques magnifiques interdites aujourd’hui telles que le vermillon (sulfure de mercure), les jaunes de chrome (chromates de plomb) ou le bleu de manganèse (manganate et sulfate de baryum).
Les jaunes de chromes étaient des jaunes sans pareil mais qui malheureusement pâlissaient très vite ou viraient vers le gris. J’ai passé des jours à l’époque à jouer avec à préparer des couleurs avec tant de plaisir que m’en servir devenait complètement secondaire. Chaque pigment a sa texture propre et sa façon de réagir à chaque liant, qu’on parle de gomme arabique (liant de la gouache et de l’aquarelle), des liants synthétiques en dispersion (pour préparer des couleurs vinyliques ou acryliques) ou de l’huile (pour la peinture à l’awahile).
Je donnerais sûrement des tuyaux ailleurs ici, plus tard sur ces préparations, pour qui veuille s’amuser à en préparer, à peindre avec ou qui, souhaitant peindre mais ayant peu de moyen autant que peu idée d’où aller ni avec quelle technique particulière, verrait un intérêt à se fournir ses couleurs à peindre sous cette forme.
Car l’avantage principal à utiliser des pigments n’est pas tant dans une économie immédiate de mise en œuvre que dans la possibilité de conserver ses pigments des décennies avant de les préparer, quand les couleurs en pot ou en tube elles, se dégradent bien plus vite, sèchent et peuvent se décanter. L’autre avantage bien sûr est de contrôler les constituants qu’on utilise, puisque si les couleurs du commerce pour certaines portent mention des pigments utilisés, jamais la nature exacte des additifs qu’elles contiennent n’est spécifiée, sinon pour les plus toxiques et par obligation légale.
Je m’abstiendrai d’aller plus loin ici à propos des liants puisque c’est de pigments que j’aie l’intention de parler.
Aujourd’hui je n’utilise plus que ces pigments minéraux naturels ou de synthèse :
PW18 = blanc de craie (meudon-espagne = 18.1) carbonate de calcium
PW21 = baryte synthétique - sulfate de baryium [1]
PW6 = blanc de titane - dioxyde de titane TIO2
PBk7 = noir de fumée - carbone
PBk9 = noir d’os - phosphate de calcium et carbone
PY42 = oxyde jaune synthétique - oxyde de fer monohydrate
PY35 = jaune de cadmium clair - sulfure de cadmium
PR102 = oxyde rouge synthétique - oxyde de fer anhydre
PR108 = rouge de cadmium clair à foncé - sélénio-sulfure de cadmium
PR259 = rose outremer - sodium-aluminum-sulfo-silicate
PB27 = Bleu Milori (ou "de prusse) - ferrocyanure ferrique
PB28 = bleu de cobalt - aluminate de cobalt
PB29 = bleu outremer - thiosulfate d’aluminosilicate de sodium
PB35 = bleu de céruleum - stannate de cobalt
PG17 = vert oxyde de chrome - oxyde de chrome(III) - Cr2O3
Je garde de côté l’idée de tester aussi le :
PBr24 = orange de titane - jaune de chrome titane
Et depuis ma dernière expérience à fabriquer de l’aquarelle démarrée en 2022, je mets à part le :
PBk11 = noir de mars - tetraoxyde-trifer ; car ses propriétés magnétiques provoquent des effets de matière attrayants mais incontrôlables, surtout en mélange avec les oxydes de fer. J’y reviendrai peut-être à l’huile du fait qu’il soit le noir le plus siccatif mais c’est pas sûr.
Le parti-pris à n’utiliser que des pigments minéraux et à proscrire les pigments organiques s’est déterminé progressivement depuis 2017. Il peut ne témoigner que d’une question de goût personnel. Mais il peut aussi dans une certaine mesure s’expliquer par une forme de lassitude face au marketing offensif de certains fabricants de peinture cherchant à privilégier les colorants organiques pour la plupart largement moins onéreux à utiliser comme matière première. Par ailleurs les pigments minéraux, plus sensibles à la pesanteur, permettent de réduire en quantité la consommation en diluants et solvants pour la peinture, car ils se décantent rapidement.
À celles et ceux qui débuteraient je recommanderais de commencer par n’utiliser qu’un assortiment limité de pigments peu chers, en privilégiant les oxydes de fer et un ou deux bleus, un noir éventuellement, avec lesquels on peut déjà faire plein de choses, y compris flashy si on aime les couleurs denses et les contrastes extrêmes, car tout finalement n’est qu’une affaire de contrastes. La couleur locale n’est jamais vue seule. Elle change dès qu’on la juxtapose à une autre et le résultat final ne dépend souvent finalement que d’un ensemble de choix de rapport des couleurs entre elles que du choix de l’une ou d’une autre en particulier.
Je déconseillerai d’écouter les sornettes des docteurs en Arts Plastiques qui voudraient inciter les débutantes et débutants à recourir à de soit-disant "couleurs primaires" de type Cyan-Magenta-Jaune et avec lesquelles selon ces abrutis on pourrait "tout faire". Ces idiots ne comprennent pas que la base Cyan-Magenta-Jaune s’applique à la synthèse additive des couleurs [2], autrement dit aux sources colorées de lumière ou au mélange optique spécifique au procédé d’impression offset (qui impose déjà qu’on leur ajoute du noir) et qu’elle n’ait aucune applicabilité au domaine pictural qui d’une part recourt à la synthèse soustractive [3] et d’autre part procède du mélange de poudres colorées, qui n’ont évidemment rien à voir avec de la lumière projetée.
Il ne s’agit pas ici de démentir l’intérêt à connaître ce que sont par exemple des couleurs dites complémentaires, mais d’indiquer qu’aborder la peinture en ayant le citron farci de théories soit plus se tirer une balle dans le pied qu’un moyen d’avancer.
J’y reviendrai : les mots "bleu" ou "vert" et autres sont des catégories quand ce que nous voyons et tout ce qui existe nous soit toujours donné à appréhender suivant des modalités tellement riches et larges que toute catégorie descriptive quelle quelle soit sera toujours incapable de l’englober. Intéressons-nous en priorité à l’indicible. Reconnaissons les limites intrinsèques au langage pour ce qu’elles sont : des freins, dans bien des cas.
Faites comme vous sentez. Attachez-vous à sentir ce que vous aimez, à ne vous orienter que vers ce que vous aimez et avancez en en restant là.
lundi 22 avril 2024, par
[1] J’utilise le Blanc Fix essentiellement pour fabriquer du Gesso et pour rendre le bleu Milori plus miscible et homogène
[2] Typiquement, à la convergence de trois sources de lumière rouge, bleue et jaune on obtient une lumière blanche
[3] L’addition de couleurs va vers l’assombrissement et jamais bien entendu vers le blanc !
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