Faites comme vous sentez
Faites comme vous sentez. Attachez-vous à sentir ce que vous aimez, à ne vous orienter que vers ce que vous aimez et avancez en en restant là.
Après avoir conclu un article à propos des pigments par ces remarques, elles me paraissent mériter des développements allant au-delà du contexte de l’article en question et même au-delà du seul domaine de la peinture. Une manière d’exprimer n’être soi-même pas très à l’aise avec l’ambivalence de certaines interprétations qu’on pourrait en faire.
Le simple plaisir à vivre et à sentir sont par l’idéologie dominante considérés des privilèges que nous, gens de peu, devrions mériter. Peu importe que les bourgeois en aient à loisir lorsque l’héritage les dispense de travailler pour survivre et même que beaucoup d’entre eux soient les premiers à revendiquer la nonchalance désinvolte qui fasse l’artiste.
On pourrait presque dire que l’archétype de l’artiste insouciant, perché, le doux rêveur éloigné des choses terrestres et tout entier consacré à sa passion n’est rien d’autre qu’une projection du bourgeois ou de la bourgeoise.
À l’opposée de celle-ci figurent les raté-e-s. Les mutilés de la guerre à poursuivre le bonheur, celles et ceux qui, n’ayant pas de moyens doivent poursuivre ce qu’ils aiment en le composant avec leur vocation d’esclaves.
Passer entre les coups de fouets, ramasser les croûtons, dormir où l’on peut. Bien sûr j’exagère. Mais je le fais parce que la condition de clochard-e ou de vagabond-e propose une autre qualité de nonchalance que la condition bourgeoise : la proximité aux petits bonheurs élémentaires.
Par ailleurs deux conceptions opposées du travail s’affrontent, sa conception ludique et sa conception laborieuse. Celles-ci procèdent directement de la division sociale de classe. La conception laborieuse est l’héritière de la propagande bourgeoise millénaire. Viollet-le-Duc la saisit avec acuité en quelques phrases de son "Histoire d’un dessinateur" [1] :
« [...]Je crois t’avoir fait comprendre comment nous sommes tous au monde pour travailler. Cela ne suffit pas. La majorité des humains entend que l’on travaille d’une certaine manière et ne trouve pas bon qu’on ait une méthode à soi.
Cette majorité respectable a ce qu’on appelle sa routine, qui est le grand chemin battu dont je te parlais, et il lui déplaît qu’on ne le suive pas, bien qu’il y ait encombrement.Elle suppose que l’ennui de parcourir cette voie unie et large est une des conditions du travail et n’admet pas que l’on puisse apprendre et travailler avec plaisir. Tu es trop jeune encore pour que je t’explique cela, comment et pourquoi le travail a été présenté à l’homme comme une sorte de peine ou de punition, tandis que c’est sa gloire et la plus noble de toutes ses jouissances. Mais enfin, si, comme tu le dis, notre façon d’apprendre et de travailler t’amuse, il faut compter que tu payeras cette satisfaction, car tous ceux qui auront travaillé et appris en s’ennuyant, c’est-à-dire en faisant un effort pénible, ne pourront admettre que le savoir acquis en s’amusant ait la valeur du savoir acquis en s’ennuyant.
Tout ce que je te dis là est bien sérieux pour ta petite tête ; mais tu y penseras, et plus tard, cela te reviendra en mémoire. Ce que j’entends aujourd’hui, c’est que tu sois prévenu et que tu fasses provision de courage.[...] »
Notons tout de même qu’il contourne avec prudence l’explication de fond de l’idéologie laborieuse. Mais il pointe sans aucun doute un de ses effets dévastateurs. Et il n’est pas sorcier d’en extraire la substance : le caractère central de la douleur dans les représentations du mérite hérité du travail. Et ce travail ici décrit n’est plus ni moins que celui de la classe ouvrière bien sûr, celui qu’il est est exigé d’elle pour mériter non seulement considération mais bel et bien droit à survivre.
La souffrance est inscrite au sommet des qualités d’être fondant la hiérarchie sociale et sa supposée justice. Prenez le temps de jouir et pour peu que vous apparteniez à la classe ouvrière, votre destin ne peut être que celui d’un paria. Et même d’un traître à sa classe. Telle est de fait la logique masochiste et extrémiste des dérives autoritaires et disciplinaires de l’ordre politique dominant, et qui divise sans ambiguïté celles et ceux qui prescrivent la souffrance laborieuse de celles et ceux auxquels elle est destinée.
Au tournant des XIXe et XXe siècles où ce texte ait été écrit, s’est dénoué un passage subtil durant lequel l’instruction religieuse et son injonction pénale divine à devoir travailler s’est vue remplacée par une nouvelle forme strictement politique. Il est ici question du moment où la démocratie inventée par les industriels et financiers, s’est révélée plus efficace à persuader les gogos qu’ils travaillaient pour le bien de collectivité, en l’occurrence la "nation", quand bien même rien de concret n’ait été modifié de leur état d’absolue sujétion.
Nous sommes là au cœur des raisons qui expliquent mon souhait de séparer clairement l’écriture de textes de ce qui procède de peinture et dessin. Si le contexte politique et social bien entendu impacte ce genre de travail et si leur représentation personnelle compte forcement dans son déroulé et même sa possibilité, étant donné que nous nous trouvions environnés par les conséquences désastreuses où nous aient conduites des représentations complètement aberrantes que nous avons pour la plupart gobées durant notre éducation, nous devons aussi tenir compte de la dimension potentiellement aliénante du langage lui-même.
Le recours aux concepts pour qui s’attache à sentir est un ennemi et non un allié. Car décrire quoi que ce soit en recourant au langage suppose que celui-ci puisse avoir pouvoir de préséance sur le perçu. Or, il n’existe aucune ambivalence qui permettrait de situer à un même niveau le décrit par les mots et ce qu’on apprenne à voir. Les deux sont pour moi irréconciliables. Et il y a même nécessité à se détacher du verbal tant que faire se peut.
Comme le disait très bien Ken Robinson, il existe désormais une domination sans partage de l’apprentissage rhétorique allant au point de dévaster toute espèce de créativité véritable et qu’il énonce comme une capacité autant à questionner qu’à produire des réponses à ses interrogations sans crainte de leur invalidation par des tiers. Ainsi établir un barrage ou au minimum reconnaître une frontière qui sépare ce qui nous soit accessible par le recours aux mots de ce qui nous soit offert par l’expérience à être présente sans doute un caractère critique, si ce que nous voulons soit non seulement sentir et comprendre mais tout simplement être présent.
J’ai pu rencontrer des jeunes complètement égarés au sortir de leur scolarité. Canalisés au sein d’un système coercitif privilégiant la vocalité et l’expression écrite, système au sein duquel même les expériences à dessiner et à peindre soient désormais assorties de tout un corpus d’acquis strictement intellectuels allant jusqu’à les détourner même de ces pratiques, les conduisant à devenir de complets ignorants de ce qu’ils puissent aimer. Comment dès lors pour eux parvenir à choisir une voie qui puisse les rendre heureux un jour ?
La cupidité du système, la manière dont insidieusement et puissamment il envahisse le quotidien de chacun jusqu’à limiter ses aspirations à celle exclusive de gagner de l’argent pour mériter de vivre et de pouvoir se détendre est une victoire sans précédent de la classe dirigeante. Elle est d’autant plus redoutable qu’elle mutile en masse et que nombre de ses victimes ne s’en aperçoivent même pas. Elle va, sur un certain plan jusqu’à s’apparenter à une forme complètement innovante d’esclavage, un esclavage par mutilation des moyens qu’aient les corps d’apprendre non plus par toutes les voies de tous nos sens et de se diriger à leur moyen vers un mieux-être véritable, mais à ne faire que se projeter en permanence au moyens de supposées connaissances vers le futur, sans la moindre attention à habiter le présent.
L’instant lui-même n’est plus là. Il n’est plus que la représentation d’une transition vers un devenir qui, pour ne plus partir tout simplement de l’être, ne trouve plus de sens que dans les mots.
mardi 23 avril 2024, par
[1] Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, "Histoire d’un dessinateur : comment on apprend à dessiner", 1879.
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